RETRATOS DE TRABALHO - IX
PLESSIS-LEZ-VAUDREIL
“…Nous ne méprisions personne. Ce n'était pas par vertu. C'était parce que nous constituions un trés vieil édifice dont toutes les piéces étaient liées l'une a l'autre par un ciment immémorial et ou Dieu seul et le roi, du temps, hélas! ancien, ou il était encore légitime, se distinguaient des autres.
Nous vivions dans un systéme. C'était un systéme tacite, un peu mysterieux, presque secret, tout a fait incomprehensible pour des esprits d'aujourd'hui. C'était le systéme de l'honneur. Il était aussi rigoureux que le marxisme ou la philosophie de Hegel. Mais personne n'en parlait jamais. Expliquer n'etait pas trés bien vu. Nous étions trop prés de la terre, des chevaux, de nos vieux arbres pour aimer beaucoup les idées. Mais toute notre vie silencieuse était animée par une foi dont nous ne disions jamais rien. Une foi dans la continuité, dans la durée, dans la permanence des choses et des hommes, dans un grand dessein de Dieu dont le nom de la famille était de toute évidence une des incarnations les plus parfaites. Ce grand dessein de Dieu, nous commencions seulement à comprendre, avec un peu de stupefaction, qu'il n'avait jamais cessé, en vérite, d'étre mis en question par les hommes. Les défaites, les désastres, les trahisons ne l'avaient pas trop menacé. Nous n'avions pas peur des désastres: nous en avions trop connu. Nous n'avions pas peur des trahisons: il nous était arrivé d'y tremper avec beaucoup d'allure et de hauteur. Ces bavures-là n'allaient jamais trés loin. Non, ce qui avait, lentement d'abord, puis de plus en plus vite, ebranlé l'ordre voulu par Dieu, c'étaient de petits térmites, des insectes malsains et nocifs, des rongeurs insidieux: les idées. César en Gaule, les Barbares a Rome, les Turcs a Constantinople, les Français à Moscou et les Russes à Paris, la peste, les famines, les inondations n'avaient pas fait beaucoup de mal. Ce qui avait fait du mal, c'était Luther, Galilée, Darwin, Karl Marx, le docteur Freud et Albert Einstein. Il y avait trois juifs sur six, deux protestants, dont un athée, et un quasi-héretique dans cette térrible liste noire, ou s'inscrirait encore plus tard, pour avoir détruit le visage humain, un Pablo Picasso qui se proclamait communiste. Ce que nous reprochions surtout aux juifs, ce n'était pas tant l'argent, leurs longues boucles, le sang du Christ, un nez crochu dont il etait d'ailleurs impossible de discérner la moindre trace sur le ravissant visage de ma tante Sarah: c'était de penser. Nous pensions trés peu. Mon grand-pére racontait avec délices l'apostrophe d'un de ses fréres qui était tombé sur un cocher de fiacre, probablement socialiste, en train de lire La Pensée à la pâle lueur d'un révérbére: “Penseur! chez Maxim's!” Une voix surgie de trés loin à travers la terre et les siécles nous criait de ne pas penser.
Notre formidable santé, qui avait fait travérser les siécles au nom de la famille, venait de l'absence d'idées. Le majéstueux édifice que couronnaient Dieu et l'empereur, le roi et le pape, les cardinaux, les maréchaux de France, les ducs et pairs et nous, Galilée et Darwin lui avaient porté un coup fatal en empêchant le soleil de tourner autour de lui et en nous faisant descendre d'un singe. Est-ce que c'était raisonnable de faire surgir d'une guénon et d'un orangoutang ma vieille tante Mélanie qui avait épousé un Bourbon d'Espagne et dont la beauté radieuse, passée a l'état de proverbe, avait frappé a mort deux cousins successifs? Les Japonais étaient plus sages et plus convenables, qui faisaient descendre leurs empereurs du soleil et de la lune. Notre force était si tranquille que nous ne croyions pas vraiment aux fariboles des savants. Les savants, trop souvent, étaient républicains. Dans le fond de notre coeur, nous n'avions jamais cessé d'être d'accord avec la sainte Inquisition. Le soleil se levait, et il se couchait, depuis des siécles et des siécles, sur la gloire de la famille. Ce n'était tout de même pas nous qui allions nous mettre tout a coup, pour obéir a un Italien d'assez petite naissance, a tourner autour de lui. Le cas de Darwin était plus simple: c'était une canaille. Et nous nous interrogions, avec beaucoup de sang-froid et de lucidité, sur les interêts sinistres -- liés sans doute aux juifs, ou pêut-etre aux francs-macons? -- que pouvait bien servir cette rage de nous humilier.
Toutes les fissures dans l'édifice, les étoffes pâlies dans le grand cortége de la gloire, les hauts-de-chausses rapiecés, les vieillards claudicants, les esclaves revoltés et les chevaux fourbus, nous ne voulions pas les voir, nous ne les voyions pas. Vous me croyez n'est-ce pas? Ce n'était pas pour de l'argent que nous nous battions. C'était pour une certaine image du monde, qui ne se discutait pas. Le camarade Karl Marx a pêut-être raison quand il dit que mon grand-pére et les siens defendaient exclusivement une situation économique. Mais il lui faut alors l'aide du bon docteur Sigmund Freud: nous ne nous en doutions pas. Dieu, le roi, le passé, l'honneur de la famille formaient entre l'argent et nous un écran trés opaque.
Cet univers encore si solide, les térmites qui le rongeaient l'avaient rendu léger. Il était plein de trous. Nous ne vivions dejà plus dans le monde énivrant de la realité et nos branches mortes avaient séché sur l'arbre. Nous ne travaillions pas. La vie continuait sans nous. Nous ne mordions plus sur rien. Nous avions quitté le service pour la melancolie du souvenir. Tout conspirait a cette retraite. Mon grand-pére, le chef de la famille, n'avait même pas pu se livrer au seul métier que lui avaient appris des traditions huit fois séculaires: celui des armes. Plus jeune que ma grand-mére de deux ou trois ans, il était né en l856. Il avait quatorze ans en l870: trop jeune. Il avait cinquante-huit ans en l9l4: trop vieux. Mais il avait quatre-vingt-neuf ans en l945 et il était encore assez vivant pour voir s'annoncer, dans l'allegresse de la victoire, la fin de ce monde qu'il avait traversé en amateur. C'est la fin d'un monde que je raconte. Il n'y a rien de plus triste.
Nous étions légers. Ah! comme nous étions légers! Charmants, souvent beaux, toujours élevés a la perfection, trés grands, trés solides et trés faibles, merveilleux chasseurs, parfois pâles et fatigués, toujours infatigables, avec des coups de sang violents et des appétits imprévus, avec un courage sans borne pour ce qui nous amusait. Nous étions des Azteques, des Incas, des koulaks, des cathares ou des bogomiles, des princes georgiens, des marchands de Balkh ou de Merv dans l'ombre de Gengis Khan, des héros de l'Atlantide: toutes ces races condamnées et qui ne le savaient pas. Quelle ironie! Nous nous croyions des princes, des seigneurs, la droite de Dieu le Pére, et nous n'etions rien d'autre que ce que nous méprisions le plus: nous étions des juifs de Pologne en l939. Avec nos vieux châteaux et nos jolies maniéres, avec notre amitié pour les artisans, pour les rempailleuses de chaises, pour les tourneurs de poterie, avec nos idées folles sur l'honneur, avec notre dédain pour l'argent et le travail, avec notre annuaire du Gotha sous le bras, avec notre Dieu en forme d'idole, avec notre goût de la terre et du passé dans un monde lancé a toute allure vers un avenir d'oú les arbres, les chevaux, la patience, l'éternel, le respect étaient d'avance expulsés, nous étions condamnés a mort. Avec les juifs, les communistes, les tziganes et les francs-maçons, nous étions bons pour la hache, la balle dans la nuque et les camps de concentration. Mais eux auraient des révanches, ils avaient, en tout cas, un espoir dans l'avenir. Nous n'en aurions jamais plus. Est-ce que nous le savions? J'imagine que c'était comme l'idée de la mort chez le commun des mortels: nous savions que nous allions mourir, nous nous doutions obscurement que nous étions déjà morts, mais nous ne voulions pas le croire, et nous ne le pouvions pas. Alors, nous nous cachions a nous-mêmes notre sort désastreux. Nous le cachions derriére nos vêtements, derriére nos chasses a courre, derriére le culte de nos traditions, derriére une certaine forme de ridicule et d'absurde a quoi l'ombre de la mort donnait une espéce de grandeur.
Une grandeur ridicule: voilà pêut-être comment je vois mes grands-oncles Joseph et Louis, mon arriére-grand-oncle Anatole, leurs cols hauts et cassés, leurs favoris, leurs jaquettes et leurs redingotes, leur accent inimitable, leur attachement a la monarchie légitime, la rigueur de leurs jugements et de leurs convictions, leur honnêteté sans faille, leur aveuglement sans recours. Ils n'étaient pas ignorants. Ils parlaient le grec et le latin beaucoup mieux que moi qui avais passe dix bonnes annees a les étudier sans trop de succés dans les écoles de la République et ils avaient tout lu jusqu'a l'aube du XVIIIe. Les choix, a partir de là, allaient se retrecissant. On en supprimait d'abord quelques-uns, -- Jean-Jacques Rousseau ou Diderot -- pour insolence et mauvais esprit, et puis, aprés 89, il finissait, rari nantes..., par n'en surnager que deux ou trois: Joseph de Maistre, Vigny, Barbey d'Aurevilly, à la rigueur Bonald, Octave Feuillet, Victor Cherbuliez, Maurice Barres ou Léon Daudet, et, naturellement, le plus grand de tous, celui que tous les miens connaissaient par coeur, d'un bout à l'autre, avec le duc de Saint-Simon -- qui était allié a la famille par sa femme, Marie-Gabrielle de Durfort, fille du marechal de Lorges, soeur de la duchesse de Lauzun -- le vicomte de Châteaubriand. En lui, tout leur plaisait: la naissance, les idées, la fidelité, le style. Avec ses folies, sa rigueur morale, ses maîtresses innombrables, son goût du suicide et des ruines, sa melancolie irresistible tricotée de drôlerie, son attachement aux causes perdues, M. de Chateaubriand était leur homme. Fidelité: il est encore le mien. Non, nous n'étions pas ignorants. Mais nous étions morts. Le temps nous avait depassés.
Voila a peu prés, je crois, le monde ou nous vivions. En un peu moins de mille ans, il n'avait guére bougé. Et nous ne voulions surtout pas qu'il se mît a bouger. Mais nous avions beau vivre dans nos rêves et fermer les yeux sur ce qui nous deplaisait, nous ne le reconnaissions plus. Nous parlions de lui comme d'un vieil oncle qu'une maladie incurable aurait soudain ravagé. Nous nous regardions, nous hochions la tête, nous murmurions: “Comme il a changé!” Nous ne professions rien du tout, mais nourrissions en nous-mêmes, a des profondeurs insondables, une philosophie du silence et de l'immobilité. On dit trés bien des idées qu'elles font leur chemin parmi les hommes. Dans ces cheminements suspects ou des philosophes, naturellement socialistes, voyaient avec satisfaction un progrés de la conscience, nous dévinions au contraire comme un forage souterrain, un lent travail de sape et de mines sous nos cathedrales menacées. Nous pour-suivions, au-dessus de ces désastres, la parade de nos vies vides. Nous n'attendions plus rien. Nous tendons, toujours en vain, de ralentir sur nos têtes la marche du soleil et du temps. Dieu, notre Dieu, refusait ce miracle a ses nouveaux Josués. Nous n'avions pas peur, parce que des siécles de courage sur tous les champs de bataille ne nous le permettaient pas. Mais il y avait un divorce entre le monde et nous. C'est que le monde s'adonnait sans répit, avec une sorte de gourmandise et d'affectation, a un crime impardonnable: nous nous étions arrêtés, et il continuait.”
PLESSIS-LEZ-VAUDREIL
“…Nous ne méprisions personne. Ce n'était pas par vertu. C'était parce que nous constituions un trés vieil édifice dont toutes les piéces étaient liées l'une a l'autre par un ciment immémorial et ou Dieu seul et le roi, du temps, hélas! ancien, ou il était encore légitime, se distinguaient des autres.
Nous vivions dans un systéme. C'était un systéme tacite, un peu mysterieux, presque secret, tout a fait incomprehensible pour des esprits d'aujourd'hui. C'était le systéme de l'honneur. Il était aussi rigoureux que le marxisme ou la philosophie de Hegel. Mais personne n'en parlait jamais. Expliquer n'etait pas trés bien vu. Nous étions trop prés de la terre, des chevaux, de nos vieux arbres pour aimer beaucoup les idées. Mais toute notre vie silencieuse était animée par une foi dont nous ne disions jamais rien. Une foi dans la continuité, dans la durée, dans la permanence des choses et des hommes, dans un grand dessein de Dieu dont le nom de la famille était de toute évidence une des incarnations les plus parfaites. Ce grand dessein de Dieu, nous commencions seulement à comprendre, avec un peu de stupefaction, qu'il n'avait jamais cessé, en vérite, d'étre mis en question par les hommes. Les défaites, les désastres, les trahisons ne l'avaient pas trop menacé. Nous n'avions pas peur des désastres: nous en avions trop connu. Nous n'avions pas peur des trahisons: il nous était arrivé d'y tremper avec beaucoup d'allure et de hauteur. Ces bavures-là n'allaient jamais trés loin. Non, ce qui avait, lentement d'abord, puis de plus en plus vite, ebranlé l'ordre voulu par Dieu, c'étaient de petits térmites, des insectes malsains et nocifs, des rongeurs insidieux: les idées. César en Gaule, les Barbares a Rome, les Turcs a Constantinople, les Français à Moscou et les Russes à Paris, la peste, les famines, les inondations n'avaient pas fait beaucoup de mal. Ce qui avait fait du mal, c'était Luther, Galilée, Darwin, Karl Marx, le docteur Freud et Albert Einstein. Il y avait trois juifs sur six, deux protestants, dont un athée, et un quasi-héretique dans cette térrible liste noire, ou s'inscrirait encore plus tard, pour avoir détruit le visage humain, un Pablo Picasso qui se proclamait communiste. Ce que nous reprochions surtout aux juifs, ce n'était pas tant l'argent, leurs longues boucles, le sang du Christ, un nez crochu dont il etait d'ailleurs impossible de discérner la moindre trace sur le ravissant visage de ma tante Sarah: c'était de penser. Nous pensions trés peu. Mon grand-pére racontait avec délices l'apostrophe d'un de ses fréres qui était tombé sur un cocher de fiacre, probablement socialiste, en train de lire La Pensée à la pâle lueur d'un révérbére: “Penseur! chez Maxim's!” Une voix surgie de trés loin à travers la terre et les siécles nous criait de ne pas penser.
Notre formidable santé, qui avait fait travérser les siécles au nom de la famille, venait de l'absence d'idées. Le majéstueux édifice que couronnaient Dieu et l'empereur, le roi et le pape, les cardinaux, les maréchaux de France, les ducs et pairs et nous, Galilée et Darwin lui avaient porté un coup fatal en empêchant le soleil de tourner autour de lui et en nous faisant descendre d'un singe. Est-ce que c'était raisonnable de faire surgir d'une guénon et d'un orangoutang ma vieille tante Mélanie qui avait épousé un Bourbon d'Espagne et dont la beauté radieuse, passée a l'état de proverbe, avait frappé a mort deux cousins successifs? Les Japonais étaient plus sages et plus convenables, qui faisaient descendre leurs empereurs du soleil et de la lune. Notre force était si tranquille que nous ne croyions pas vraiment aux fariboles des savants. Les savants, trop souvent, étaient républicains. Dans le fond de notre coeur, nous n'avions jamais cessé d'être d'accord avec la sainte Inquisition. Le soleil se levait, et il se couchait, depuis des siécles et des siécles, sur la gloire de la famille. Ce n'était tout de même pas nous qui allions nous mettre tout a coup, pour obéir a un Italien d'assez petite naissance, a tourner autour de lui. Le cas de Darwin était plus simple: c'était une canaille. Et nous nous interrogions, avec beaucoup de sang-froid et de lucidité, sur les interêts sinistres -- liés sans doute aux juifs, ou pêut-etre aux francs-macons? -- que pouvait bien servir cette rage de nous humilier.
Toutes les fissures dans l'édifice, les étoffes pâlies dans le grand cortége de la gloire, les hauts-de-chausses rapiecés, les vieillards claudicants, les esclaves revoltés et les chevaux fourbus, nous ne voulions pas les voir, nous ne les voyions pas. Vous me croyez n'est-ce pas? Ce n'était pas pour de l'argent que nous nous battions. C'était pour une certaine image du monde, qui ne se discutait pas. Le camarade Karl Marx a pêut-être raison quand il dit que mon grand-pére et les siens defendaient exclusivement une situation économique. Mais il lui faut alors l'aide du bon docteur Sigmund Freud: nous ne nous en doutions pas. Dieu, le roi, le passé, l'honneur de la famille formaient entre l'argent et nous un écran trés opaque.
Cet univers encore si solide, les térmites qui le rongeaient l'avaient rendu léger. Il était plein de trous. Nous ne vivions dejà plus dans le monde énivrant de la realité et nos branches mortes avaient séché sur l'arbre. Nous ne travaillions pas. La vie continuait sans nous. Nous ne mordions plus sur rien. Nous avions quitté le service pour la melancolie du souvenir. Tout conspirait a cette retraite. Mon grand-pére, le chef de la famille, n'avait même pas pu se livrer au seul métier que lui avaient appris des traditions huit fois séculaires: celui des armes. Plus jeune que ma grand-mére de deux ou trois ans, il était né en l856. Il avait quatorze ans en l870: trop jeune. Il avait cinquante-huit ans en l9l4: trop vieux. Mais il avait quatre-vingt-neuf ans en l945 et il était encore assez vivant pour voir s'annoncer, dans l'allegresse de la victoire, la fin de ce monde qu'il avait traversé en amateur. C'est la fin d'un monde que je raconte. Il n'y a rien de plus triste.
Nous étions légers. Ah! comme nous étions légers! Charmants, souvent beaux, toujours élevés a la perfection, trés grands, trés solides et trés faibles, merveilleux chasseurs, parfois pâles et fatigués, toujours infatigables, avec des coups de sang violents et des appétits imprévus, avec un courage sans borne pour ce qui nous amusait. Nous étions des Azteques, des Incas, des koulaks, des cathares ou des bogomiles, des princes georgiens, des marchands de Balkh ou de Merv dans l'ombre de Gengis Khan, des héros de l'Atlantide: toutes ces races condamnées et qui ne le savaient pas. Quelle ironie! Nous nous croyions des princes, des seigneurs, la droite de Dieu le Pére, et nous n'etions rien d'autre que ce que nous méprisions le plus: nous étions des juifs de Pologne en l939. Avec nos vieux châteaux et nos jolies maniéres, avec notre amitié pour les artisans, pour les rempailleuses de chaises, pour les tourneurs de poterie, avec nos idées folles sur l'honneur, avec notre dédain pour l'argent et le travail, avec notre annuaire du Gotha sous le bras, avec notre Dieu en forme d'idole, avec notre goût de la terre et du passé dans un monde lancé a toute allure vers un avenir d'oú les arbres, les chevaux, la patience, l'éternel, le respect étaient d'avance expulsés, nous étions condamnés a mort. Avec les juifs, les communistes, les tziganes et les francs-maçons, nous étions bons pour la hache, la balle dans la nuque et les camps de concentration. Mais eux auraient des révanches, ils avaient, en tout cas, un espoir dans l'avenir. Nous n'en aurions jamais plus. Est-ce que nous le savions? J'imagine que c'était comme l'idée de la mort chez le commun des mortels: nous savions que nous allions mourir, nous nous doutions obscurement que nous étions déjà morts, mais nous ne voulions pas le croire, et nous ne le pouvions pas. Alors, nous nous cachions a nous-mêmes notre sort désastreux. Nous le cachions derriére nos vêtements, derriére nos chasses a courre, derriére le culte de nos traditions, derriére une certaine forme de ridicule et d'absurde a quoi l'ombre de la mort donnait une espéce de grandeur.
Une grandeur ridicule: voilà pêut-être comment je vois mes grands-oncles Joseph et Louis, mon arriére-grand-oncle Anatole, leurs cols hauts et cassés, leurs favoris, leurs jaquettes et leurs redingotes, leur accent inimitable, leur attachement a la monarchie légitime, la rigueur de leurs jugements et de leurs convictions, leur honnêteté sans faille, leur aveuglement sans recours. Ils n'étaient pas ignorants. Ils parlaient le grec et le latin beaucoup mieux que moi qui avais passe dix bonnes annees a les étudier sans trop de succés dans les écoles de la République et ils avaient tout lu jusqu'a l'aube du XVIIIe. Les choix, a partir de là, allaient se retrecissant. On en supprimait d'abord quelques-uns, -- Jean-Jacques Rousseau ou Diderot -- pour insolence et mauvais esprit, et puis, aprés 89, il finissait, rari nantes..., par n'en surnager que deux ou trois: Joseph de Maistre, Vigny, Barbey d'Aurevilly, à la rigueur Bonald, Octave Feuillet, Victor Cherbuliez, Maurice Barres ou Léon Daudet, et, naturellement, le plus grand de tous, celui que tous les miens connaissaient par coeur, d'un bout à l'autre, avec le duc de Saint-Simon -- qui était allié a la famille par sa femme, Marie-Gabrielle de Durfort, fille du marechal de Lorges, soeur de la duchesse de Lauzun -- le vicomte de Châteaubriand. En lui, tout leur plaisait: la naissance, les idées, la fidelité, le style. Avec ses folies, sa rigueur morale, ses maîtresses innombrables, son goût du suicide et des ruines, sa melancolie irresistible tricotée de drôlerie, son attachement aux causes perdues, M. de Chateaubriand était leur homme. Fidelité: il est encore le mien. Non, nous n'étions pas ignorants. Mais nous étions morts. Le temps nous avait depassés.
Voila a peu prés, je crois, le monde ou nous vivions. En un peu moins de mille ans, il n'avait guére bougé. Et nous ne voulions surtout pas qu'il se mît a bouger. Mais nous avions beau vivre dans nos rêves et fermer les yeux sur ce qui nous deplaisait, nous ne le reconnaissions plus. Nous parlions de lui comme d'un vieil oncle qu'une maladie incurable aurait soudain ravagé. Nous nous regardions, nous hochions la tête, nous murmurions: “Comme il a changé!” Nous ne professions rien du tout, mais nourrissions en nous-mêmes, a des profondeurs insondables, une philosophie du silence et de l'immobilité. On dit trés bien des idées qu'elles font leur chemin parmi les hommes. Dans ces cheminements suspects ou des philosophes, naturellement socialistes, voyaient avec satisfaction un progrés de la conscience, nous dévinions au contraire comme un forage souterrain, un lent travail de sape et de mines sous nos cathedrales menacées. Nous pour-suivions, au-dessus de ces désastres, la parade de nos vies vides. Nous n'attendions plus rien. Nous tendons, toujours en vain, de ralentir sur nos têtes la marche du soleil et du temps. Dieu, notre Dieu, refusait ce miracle a ses nouveaux Josués. Nous n'avions pas peur, parce que des siécles de courage sur tous les champs de bataille ne nous le permettaient pas. Mais il y avait un divorce entre le monde et nous. C'est que le monde s'adonnait sans répit, avec une sorte de gourmandise et d'affectation, a un crime impardonnable: nous nous étions arrêtés, et il continuait.”
Jean d'Ormesson Au Plaisir de Dieu
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